Le paradoxe de la tolérance : pourquoi défendre un nazi n’est pas très malin
Ça devrait être une opinion banale, mais apparemment on a besoin de rappeler que les fascistes ne sont pas des gens comme les autres.![]()
Ces derniers jours, un débat a fait un peu de bruit dans certains coins d’internet, au moins sur Bluesky et sur X (l’arme de désinformation massive de l’homme le plus riche de la planète et très apprécié des néo-nazis, que tant de personnes de gauche persistent à alimenter). Si vous ne l’avez pas vécu, tant mieux pour vous, et en voici un très rapide résumé : le syndicat étudiant Le Poing Levé a dénoncé la présence d’un militant connu d’extrême droite au sein des vacataires de la Sorbonne, celui-ci s’en est plaint sur X (forcément) et quelques personnes ont décidé que leurs principes devaient les pousser à le défendre publiquement. Bizarrement, on a été assez nombreux à trouver que c’était une drôle d’idée.
Il faut dire que ce militant n’est pas n’importe qui : fondateur du syndicat d’extrême droite la Cocarde étudiante, il navigue entre Zemmour et le RN, et s’est surtout fait connaître lors de la campagne des élections législatives de 2024, comme le racontait StreetPress.
Bref. Moi aussi j’ai quelques principes, et défendre les fascistes n’en fait pas partie. Alors je vais convoquer un petit bout de texte issu de La Société ouverte et ses ennemis (1945) de Karl Popper.
Si nous accordons une tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre les assauts des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux…
Tout est déjà là dans cette formule : la tolérance a ceci de paradoxal que lorsqu’elle est sans borne, elle laisse prospérer ce qui la détruit. C’est comme les trous et le fromage sauf que cette fois ça n’est pas un sophisme : l’intolérance fait des trous dans l’emmental (pas le gruyère) de la société, et quand il y a des trous béants partout elle s’effondre et le fascisme gagne — la tolérance a des limites. Popper poursuit parce qu’il y a un peu de nuance à apporter et que, stupéfaction, ce ne sont pas les antifascistes qui sont les vrais fascistes.
Avec cette formulation, je ne veux pas dire, par exemple, que nous devrions toujours réprimer les philosophies intolérantes ; tant qu’il nous est possible de les contrer par des arguments rationnels et de les tenir en échec grâce à l’opinion publique, les interdire ne serait certainement pas judicieux.
Évidemment qu’on préfère pouvoir débattre calmement et ensuite tomber d’accord sur le fait que c’est tout de même plus sympatoche d’être gentil que méchant. Tant qu’on peut faire ça, c’est très bien. Sauf que c’est là où, à mon avis, un paquet de personnes se plantent, en pensant justement qu’on est encore en situation d’expliquer que les idées des fascistes sont assez vilaines ; il me semble que c’est un déni de réalité au moins aussi grave que celui qui consiste à croire qu’on ne va pas en chier monstrueusement dans les prochaines décennies face aux catastrophes environnementales causées par les précédentes. Sur le climat et la biodiversité comme sur la montée du fascisme, les mêmes causes produisent les mêmes effets, on observe les mêmes dénis de la part de celles et ceux (souvent ceux) qui se sentent moins menacé·es que les autres.
En attendant, le parti héritier de Pétain arrive à faire voter ses textes racistes, en toute légalité.
Mais nous avons intérêt à revendiquer le droit de les réprimer si nécessaire, même par la force ; car il se peut fort bien qu’ils n’acceptent pas la confrontation d’arguments rationnels, et dénoncent d’emblée toute argumentation ; ils risquent d’interdire à leurs adeptes d’écouter toute argumentation rationnelle, parce qu’elle serait trompeuse, et de leur apprendre à répondre aux arguments en faisant usage de leurs poings ou de leurs pistolets.
Trump. Juste Trump. C’est sous nos yeux. La police spéciale arrête des gens dans la rue, chez eux, à l’école, des journalistes, des visiteurs européens (en règle) pour des motifs politiques. Les entasse dans des prisons cachées pendant des jours, les maltraite, les déporte. Une nouvelle iconographie fasciste a remplacé la communication gouvernementale classique, largement servie par l’IA générative. Et bien sûr, Trump se fout de la Constitution et de tout ce qui fait l’État de droit. Alors qu’on n’invoque pas la sauvegarde de celui-ci pour faire taire les personnes qui, précisément, alertent contre ses ennemis.
Nous devons donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer les intolérants. Nous devrions affirmer que tout mouvement prêchant l’intolérance se place hors la loi, et considérer comme criminelle l’incitation à l’intolérance et à la persécution, de la même manière que nous considérerions comme criminelle l’incitation au meurtre, à l’enlèvement, ou à la relance de la traite des esclaves.
Voilà. Pas de solidarité, professionnelle ou pas, avec les fascistes. Bien sûr qu'il y en a qui ne font strictement rien d'illégal et ont parfaitement de droit d'être là où ils sont ; ça n’est pas une raison pour ne pas manifester à quel point on trouve ça révoltant. Et quand un fasciste donne des cours à la Sorbonne, s’il y a bien des personnes à soutenir ce sont celles qui s’y opposent et prennent des risques pour protéger les autres. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit : le problème des fascistes, c'est ce qu'ils veulent faire aux autres, pas ce qu'ils sont. Le seul tort de leurs cibles est d’exister, quand nous les combattons parce qu’ils choisissent la haine.
Qui se fourvoie à défendre des fascistes — tout en disant bien haut que c’est une question de principe et que oh non, on combat leurs idées hein — doit s’attendre à se prendre un retour de bâton conséquent, une bonne vieille shitstorm. Ça ne m’enchante pas, ça n’est ni très agréable ni très intéressant, et vraiment les insultes en ligne c’est pas ce que je préfère ; mais quand des privilégié·es (souvent des hommes, souvent des blancs, souvent des personnes exerçant une « profession intellectuelle supérieure ») disent de la bonne grosse merde, désolé pour le terme technique, ça n’est pas moi qui irai expliquer aux camarades qu’il vaudrait mieux réagir calmement.
Pour terminer : Popper dénonçait tous les totalitarismes, et il avait bien raison. C’est pour ça que je suis plus anarchiste que marxiste — la dictature du prolétariat c’est pas mon truc et je tâche de ne pas oublier que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ».